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Je crois qu’il est révolu le temps où l’on suivait des calendriers pour cultiver, où l’on laissait les dates nous happer.
Aujourd’hui, les saisonnalités ne sont plus aussi clairement délimitées. Elles nous portent vers des horizons moins clairs, peut-être plus éphémères, mais elles nous ouvrent aussi la voie d‘expériences culturales supplémentaires qui éclaireront de nouveaux possibles culinaires.
Bien sûr, je parle ici d’une saisonnalité qui ne serait pas brusquée, qui ne serait pas masquée, d’une saisonnalité sans serre chauffée ou tout autre procédé qui ne serait pas naturel.

En y regardant de plus près, élever des légumes, c’est finalement très semblable à la préparation d’un plat. On accompagne ses légumes au fil des saisons comme on varie ses cuissons. On peut privilégier une croissance rapide, comme on saisirait des aliments à feu vif, ou au contraire laisser croître le végétal plus tranquillement comme on laisserait les chairs se confire, tendrement rôtir, pour que les saveurs se développent en profondeur.
Depuis plusieurs années, mes champs sont pour moi un terrain d’expériences culturales et culinaires, et tous les ans, j’essaie, je teste, bref je suis mon instinct au fil des cultures. Cette année, pour mes melons japonais, j’ai repoussé l’instant pour les semer plus tardivement. Je leur ai ainsi évité des coups de chaud trop violents pour préférer un mûrissement en douceur, comme on laisserait mijoter un plat des heures.
Alors les puristes diront : « oui mais … » Mais quoi ? La saison n’est pas dans les calendriers, elle se vit dans les champs, jour après jour, c’est l’air qui devient plus frais ou plus lourd, c’est la terre entre ses doigts qu’on sent sécher ou qui se charge d’humidité. La saison est sensations.

Je n’ai pas de « qualification » dans l’agriculture, pour compenser la « formation », j’écoute la voix de la lecture et de l’intuition. Je suis convaincue qu’il n’y a pas de vérité, juste différentes sensibilités, qu’on peut appréhender le vivant en laissant croître ses propres sentiments.

Aujourd’hui, ces fruits ont lentement pris la direction qu’ils ont voulue dans cet espace temps impromptu.Je les ai guidés et ils ont eu la liberté de pousser hors des sentiers. Improbable et pourtant, ils arrivent à maturité seulement maintenant.Bien sûr, ce melon d’arrière saison, a une sucrosité moins marquée, mais l’instant est déroutant, attachant. Son goût est plus profond, plus long et le sucre qu’il détient est d’autant plus apprécié dans cet automne pluvieux et délavé, qu’il a la saveur de l’été qui s’en est allé.
Chaque fois que ces essais de culture sont une réussite gustative, cela me questionne : Finalement, que connaît-on du goût ? Que savons-nous de la pertinence de ce que nous considérons comme des qualités ou des défauts gustatifs ?Que savons-nous de l’épanouissement du fruit, si ce n’est notre exigence à le voir mûrir à une date établie, souvent le plus tôt possible ?Le goût ne serait-il pas lui aussi établi par une société où tout est codé ? Ne serait-il pas lui aussi mis dans des cases, uniformisé pour privilégier un maximum de rentabilité ?
En matière de goût aussi notre société verse dans l’excès. Celui du trop salé ou du trop sucré, celui du goût tout-en-un qui ne dure pas. Celui de l’impatience qui, à peine avalé, appelle déjà à en consommer un autre, toujours le même.
Aller chez les petits producteurs, c’est l’inverse. C’est goûter la richesse et la diversité des terroirs. C’est laisser au goût le temps de nous l’apprendre et de nous surprendre.


Ryoko Sekiguchi écrit dans Nagori : « Les saisons c’est un sentiment, une émotion. Nous entretenons avec chacune d’elle une relation intime et personnelle. Sentir cet attachement (…) c’est peut-être cela être de saison.»
Je crois n’avoir jamais autant été « de saison ». Je crois n’avoir jamais été si imprégnée de celle qui vient de s’écouler, ni aussi ancrée à celle qui se déroule sous mes pieds, quitte à ce que certains codes en soient bouleversés.